La croisade albigeoise :)

 

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La guerre connue sous le nom de Croisade Albigeoise, et qui ravagea, de 1209 à 1229, le pays qu'on appela plus tard Languedoc, et les terroirs avoisinants (comté de Foix, Comminges, Agenais, Quercy, Rouergue, et même une partie de la Provence) apparaît au regard de l'Histoire comme une entreprise bien paradoxale. Suscitée par le pape Innocent III, elle fut dans son principe une « guerre sainte » visant à ramener à la foi catholique et à l'unité de l'Eglise romaine, des principautés féodales sur lesquelles, depuis plusieurs générations, la religion cathare (déclarée « hérésie ») s'épanouissait en toute liberté. La victoire catholique de 1229 ne résolut pourtant en rien la question cathare : l'Eglise dut inventer un nouveau moyen de répression, l'Inquisition, qui mit près d'un siècle (1233-1321) à avoir raison du catharisme occitan. Mais si, au plan religieux, la Croisade n'avait eu aucun résultat, elle avait en revanche modifié profondément le destin politique des terres où elle avait porté les armes : la couronne capétienne avait arraché un vaste pays à la suzeraineté de celle d'Aragon-Catalogne ; le domaine des rois de France s'était agrandi jusqu'aux abords des Pyrénées et s'était ouvert une fenêtre sur la Méditerranée. Toulouse dépendrait désormais de Paris, et non point de Barcelone ...

 

La « guerre sainte » n'avait-elle donc été que le prétexte d'une pure et simple guerre de conquête et d'annexion ? Cette guerre, pourtant, Philippe-Auguste ne l'avait pas voulue. Il avait même réussi à la retarder de plusieurs années.

 

 

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LE DROIT DE LA CROISADE :

 

Pas plus qu'une initiative de la couronne de France, la Croisade Albigeoise ne fut la ruée anarchique et spontanée de seigneurs du Nord, avides de se tailler des fiefs au soleil du Midi. Ce fut une entreprise soigneusement élaborée et codifiée, une institution à laquelle l'Eglise donna des bases juridiques, en créant pour elle un droit spécifique propre à la rendre, non seulement possible, mais aussi, de son point de vue nécessaire et légitime.

 

Jusqu'au milieu du XII° siècle, la répression des hérésies reposait sur une législation canonique assez simple. Tout hérétique arrêté devait être traduit devant un tribunal ecclésiastique qui le condamnerait comme tel, et le remettrait au « bras séculier », c'est-à-dire au pouvoir laïque, à charge pour celui-ci d'appliquer au coupable une peine corporelle (flagellation, marque au fer rouge sur le front, parfois la mort par pendaison ou bûcher). Quant à ceux qui, sans être eux-mêmes hérétiques, toléraient des hérétiques sur leurs terres, ils tombaient sous le coup des « peines spirituelles » : excommunication, anathème, interdit, c'est à dire suppression de tous les sacrements sur leurs domaines.

 

Si ces mesures s'avèrent relativement efficaces dans l'Europe du nord-ouest, en Lorraine, en Flandre, en Rhénanie, en Angleterre, elles ne sont d'aucun effet dans les pays où les pouvoirs féodaux, loin de prêter main-forte à l'Eglise, tolèrent ouvertement les hérétiques ; c'est assurément grâce à la bienveillance ou à l'indifférence de la noblesse locale et des consulats urbains, que le catharisme continue à s'implanter solidement, au point de s'organiser lui-même en évêchés, dans la vicomté de Béziers, Carcassonne, Albi, et Razès, dans le comté de Foix, et dans le très vaste comté de Toulouse, qui s'étend de l'Agenais jusqu'au-delà du Rhône. C'est l'oeil essentiellement fixé sur ces pays que la Papauté, de canons conciliaires en bulles et en décrétales, va durcir le droit répressif.

 

Dès 1148, le concile de Reims avait précisé la notion de « complicité d'hérésie ». En 1179, le III° concile cecuménique du Latran ordonne aux seigneurs de mettre leurs forces militaires à la disposition des évêques et de répondre à toute réquisition de ceux-ci pour prendre les armes contre les hérétiques qui pullulent « en Gascogne, Albigeois, pays toulousain et autres lieux ». Moyennant quoi ils gagneront des indulgences, verront leurs personnes et leurs domaines automatiquement placés sous la protection du Saint-Siège, et auront libre pouvoir de confisquer à leur profit les biens des hérétiques capturés par leurs soins.

 

C'était trop tard ! Malgré l'appel désespéré que le très catholique comte de Toulouse, Raymond V, avait lancé en 1177 à l'abbé de Cîteaux, la féodalité occitane (surtout la noblesse des campagnes était déjà pour une large part acquise à la religion interdite). Nombreuses étaient déjà les familles seigneuriales qui comptaient en leur sein des « parfaits » et des « parfaites » cathares. Une petite opération de police menée par des catholiques toulousains contre Lavaur en 1181, fut le seul écho que le concile du Latran rencontra dans le pays, si l'on excepte l'humiliation publique et l'exil infligés trois ans plus tôt à un bourgeois de Toulouse, le vieux Pierre Maurand. Bref, la répression fut sans commune mesure avec le danger mortel qui, aux yeux de l'Eglise, menaçait l'unité de la foi.

 

Ce fut le pape Innocent III qui décida de prendre à bras-le-corps le problème. Sitôt élu, en 1198, il écrivit à tous les prélats, barons et peuples du pays « infecté par le venin », pour ordonner qu'on prît les armes contre les hérétiques. Il renouvela les indulgences et les protections accordées par le concile du Latran « à ceux qui se lèveraient pour la sauvegarde de la foi ». Il eut beau envoyer immédiatement des légats chargés de prêcher aux foules la foi catholique et de convaincre les pouvoirs d'obéir aux ordres de l'Eglise, le sursaut espéré ne se produisit pas. A croire que le Languedoc en son entier était complice ...

 

Juriste de formation, Innocent III comprit vite que la législation canonique en vigueur était insuffisante face au catharisme occitan, et il élabora en quelques mois le droit nouveau qui, formulé par la décrétale Vergentis in senium promulguée à Viterbe le 25 mars 1119, allait permettre la Croisade Albigeoise. L'Eglise se considérant comme la magistrature suprême, l'hérésie est déclarée crime de lèse-majesté. Mais voici la clause capitale : la menace de sanctions purement spirituelles n'étant d'aucun effet sur les « complices d'hérésie », Innocent III étend à ces derniers la peine de confiscation des biens, prévue jusqu'ici pour les seuls hérétiques. Et cette confiscation n'est plus un simple droit : elle devient désormais, pour tout catholique, un devoir impératif. Compte tenu que le seul refus de sévir est un aveu de complicité, ce sont tous les féodaux occitans qui se voient maintenant menacés de dépossession. Y compris, et même surtout, ceux qui détiennent les plus grands pouvoirs, et dont l'inertie face à l'hérésie n'est un secret pour personne : le vicomte de Béziers-Carcassonne Raymond Roger Trencavel, et le comte de Toulouse Raymond VI.

 

 

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L'EXPOSITION EN PROIE :

 

Ce n'est évidemment pas sur place qu'Innocent III allait trouver une armée susceptible de se lever contre ses propres princes. Toutes les missions de prédication avaient d'ailleurs lamentablement échoué l'une après l'autre. Il n'y avait donc plus qu'un recours : susciter de l'extérieur l'intervention armée. Et le pape en appela au roi de France. Il écrivit à Philippe Auguste le 28 mai 1204 : « Confisquez les biens des comtes, des barons, des citoyens qui ne voudraient pas éliminer l'hérésie de leurs terres. Ne tardez pas à rattacher le pays tout entier au domaine royal ... ». Pas de réponse. Nouvelle lettre le 16 janvier 1205. Pas de réponse. Et le 17 novembre 1207 : « Nous demandons votre aide. Que les malheurs de la guerre ramènent les sectateurs de l'hérésie à la notion de la vérité ... ». Cette fois, le roi daigne écrire. Mais pour dire simplement que, trop occupé par la guerre avec l'Angleterre, il ne peut venir « en pays albigeois » (la formule est déjà synonyme de « pays hérétique »).

 

Le 14 janvier 1208, le légat pontifical Pierre de Castelnau est assassiné, et son collègue Arnaud-Amaury, abbé de Cîteaux, désigne immédiatement au Saint-Siège le comte Raymond VI comme étant l'instigateur du crime. Le 10 mars, Innocent III écrit derechef au roi : « Quand vous aurez chassé les hérétiques des terres du comte de Toulouse, établissez-y des habitants catholiques ... ». Et le même jour il adresse directement à toute la noblesse de France une circulaire lui ordonnant de prendre la croix : il « expose en proie » tout le Languedoc, c'est-à-dire qu'il l'offre à tout catholique qui voudra s'en emparer.

 

Alors le roi prit la mouche. Il répondit par une lettre cinglante : «Vous n'avez pas le droit d'agir ainsi ... ». Il rappelle qu'étant suzerain du comté de Toulouse, le droit de dépossession et d'investiture n'appartient qu'à lui ; le Saint-Siège n'a pas à s'ingérer dans les affaires féodales. Le pape tenta d'apaiser les choses, par une clause de « sauvegarde des droits du seigneur supérieur » : le conquérant devra faire hommage de la terre conquise à son suzerain légitime, ainsi le roi ne sera lésé en rien dans ses prérogatives. Il fallut un an de tractations serrées pour que Philippe-Auguste, sous la pression du haut clergé et des grands barons du royaume, et tout en refusant d'engager personnellement la couronne dans l'affaire, autorise enfin un certain nombre de ses vassaux à se croiser.

 

 

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L'INVASION DE 1209 :

 

Rassemblée en Bourgogne au printemps 1209, l'armée gagna le Languedoc par la vallée du Rhône. Chevaliers de tout rang, Français (c'est-à-dire d'Ile-de-France), Bourguignons, Champenois, Lorrains, Normands, Picards et Bretons, auxquels s'étaient joints des Flamands et des Rhénans, chevauchèrent sous la conduite du légat Arnaud-Amaury, assisté d'un véritable état-major spirituel de la Croisade composé de nombreux évêques et abbés. « L'affaire de la paix et de la foi » (c'était le nom officiel de l'entreprise) était en marche, avec une mission clairement définie : obtenir des seigneurs occitans et des consulats urbains des « serments de paix » par lesquels ils s'engageraient à garantir à la fois la paix civile (notamment en renonçant à entretenir des armées de mercenaires) et la « paix des âmes », en chassant les hérétiques et en prenant les armes contre leurs complices. Quiconque refuserait de « jurer la paix » se dénoncerait ipso facto comme complice d'hérésie, serait excommunié, et verrait sa personne et ses biens « exposés en proie ».

 

Quand Raymond VI vit que la guerre était aux portes de ses Etats, il se précipita au-devant des croisés, qui avaient déjà obtenu les serments de maints seigneurs et consulats de Provence. Excommunié et anathématisé à double titre (complicité d'hérésie, instigation du meurtre de Pierre de Castelnau) il n'avait qu'un moyen d'éviter l'invasion et sa propre dépossession : jurer la paix. Il le fit à Saint-Gilles le 18 juin, au cours d'une humiliante cérémonie de pénitence qui leva les deux chefs d'accusation. Il fit mieux: pour mettre sa personne et ses domaines sous la protection du Saint-Siège, donc à l'abri de la guerre, il prit lui-même la croix ... Ruse, plutôt que conviction : il rentra aussitôt à Toulouse.

 

Trencavel voulut suivre son exemple. Mais le légat refusa de l'entendre : jugeant qu'une démonstration de force était nécessaire, Arnaud-Amaury maintint la vicomté de Béziers-Carcassonne « exposée en proie ».

 

L'armée s'empara de Béziers le 22 juillet , mit la ville à sac et en massacra toute la population catholiques compris. Puis elle alla assiéger Carcassonne, où s'était retranché Trencavel. Au bout de quinze jours, celui-ci alla négocier au camp des croisés et fut capturé par traîtrise. L'armée n'eut plus qu'à occuper la ville. En application du droit de la Croisade, Trencavel fut déchu de tous ses titres (et d'ailleurs assassiné) et ses domaines furent offerts au premier seigneur catholique qui en voudrait. Ils échurent à un petit seigneur d'Ile-de-France, ancien baroudeur des croisades d'Orient où il s'était couvert de gloire, Simon de Montfort. C'était un homme ambitieux et dur, mais animé d'une foi profonde, et d'une vie privée exemplaire. Neuf ans durant, il allait donner toute la mesure de son endurance peu commune, et de son génie militaire.

 

Mais très vite les choses se gâtèrent du côté de Toulouse. Une délégation de prélats était allée demander qu'on lui remît les hérétiques de la ville. Les consuls refusèrent, et Raymond VI s'insurgea : il n'avait d'ordres à recevoir, prétendit-il, que du Saint-Siège ... Alors les prélats de la Croisade déclarèrent caduc le serment de Saint-Gilles, et l'excommunièrent de nouveau (lui et les consuls). Raymond fit immédiatement ses bagages pour aller à Rome se plaindre au pape en personne. Il obtint de ce dernier que soit instruit par les religieux de la Croisade un procès en bonne et due forme au cours duquel il put plaider sa cause et se laver des deux chefs d'accusation sous lesquels il était retombé par l'annulation unilatérale de son serment de Saint-Gilles. Le légat et ses adjoints, on va le voir, firent tout pour qu'un tel procès n'ait pas lieu, car un acquittement de Raymond VI interdirait évidemment à la Croisade de porter la guerre sur ses Etats ... Or Simon de Montfort, non content de se retrouver vicomte de Béziers-Carcassonne, voulait être aussi comte de Toulouse ...

 

Le procès de Raymond VI resta en suspens dix-huit mois. Montfort les occupa à prendre effectivement possession des domaines que lui avait concédés le Saint-Siège. Il s'attacha par serment féodal quelques anciens vassaux de Trencavel qui avaient préféré la soumission à la guerre ; ceux qui résistèrent, il les chassa de vive force et distribua leurs fiefs à ses propres compagnons. De Mirepoix à Castres et à Albi, il alterna l'occupation des villes avec la guerre des châteaux: assaut manqué contre Cabaret à l'automne 1209, siège de Minerve à l'été 1210 (où l'on brûle cent vingt cathares) siège de Termes, prise de Puivert et reddition, finalement, de Cabaret. Les seigneurs vaincus se soumirent par serment, ou bien s'exilèrent et devinrent faidits, c'est-à-dire proscrits. La guerre s'accompagna évidemment des atrocités habituelles : mutilations et pendaisons d'habitants, incendies et ravages de toute sorte. Ceux qui tentaient de résister employèrent souvent de leur côté la tactique de la terre brûlée, et ne se firent pas faute d'exercer d'horribles représailles à l'encontre des croisés qu'ils capturaient.

 

En janvier 1211, alors que Montfort venait d'achever la conquête des domaines Trencavel, les prélats, après maintes manoeuvres dilatoires, se virent contraints par Innocent III d'ouvrir enfin le procès de Raymond VI. Ils le convoquèrent à Montpellier. II offrit sa soumission à tous les ordres de l'Eglise. Les prélats y mirent des conditions draconiennes (notamment la démolition de tous ses châteaux et son propre exil en Terre-Sainte) en sachant très bien qu'il les refuserait. Ils renouvelèrent alors son excommunication. Le comté de Toulouse demeurait « exposé en proie ». Sa conquête était enfin possible.

 

Au printemps, tandis que Raymond VI mobilisait, Montfort assiégea Lavaur. Raymond envoya des renforts aux défenseurs, tandis que l'évêque de Toulouse, Foulques, en envoyait, lui, aux croisés ... La ville prise d'assaut, on brûla quatre cents cathares, et Montfort, au mépris des lois de la chevalerie, fit égorger les chevaliers, tandis que la châtelaine Guiraude était jetée vivante dans un puits. Après quoi il ravagea le Lauragais occidental -(brûlant au passage près de cent cathares aux Cassés), soumit le pays compris entre le Tarn et l'Aveyron, puis s'en revint vers le sud pour assiéger Toulouse. Mais au bout de quinze jours, une vigoureuse sortie des défenseurs le contraignit à lever le camp.

 

Les Toulousains savaient bien que la guerre serait désormais sans merci. Seraient-ils capables d'y faire front longtemps ? Tandis que les consuls adressaient une lettre alarmée à Pierre II, comte de Barcelone et roi d'Aragon, Raymond VI battait le rappel des princes voisins susceptibles d'épouser sa cause, face à ce qui n'était plus, de toute évidence, qu'une guerre de conquête conduite par la chevalerie du Nord. Le comte de Comminges et le vicomte de Béarn répondirent d'un seul élan. Le comte de Foix, lui, était déjà venu à la rescousse en massacrant, pendant le siège de Lavaur, cinq mille croisés allemands qui arrivaient en renforts.

 

A l'automne, alors que Montfort venait d'opérer un raid jusqu'aux abords de Foix, la coalition occitane passa à la contre-offensive. Affrontant la Croisade devant Castelnaudary, elle ne put emporter la décision, mais le sursaut des princes ne fut pas sans lendemain : de Saverdun sur l'Ariège à Saint-Antonin sur l'Aveyron, tout le pays se souleva, et maintes garnisons françaises furent massacrées. Obstiné, Montfort partit à la reconquête du pays perdu ...

 

Il aurait pu tenter d'abattre Toulouse, quartier-général de la coalition. Il ne s'y frotta point. Ses adversaires étaient infiniment supérieurs en nombre. Il préféra soumettre tous les Etats de Raymond VI, et garder la capitale pour la fin, pensant qu'elle tomberait toute seule dès lors qu'elle serait complètement isolée. Au cours de l'hiver 1211-1212, il récupéra l'Albigeois ; au printemps 1212, le Lauragais. Remontant sur l'Aveyron, il prit de nouveau Laguépie et Saint-Antonin, d'où il partit à la fin mai pour une grande campagne en Quercy et en Agenais. Penne tomba après sept semaines de siège, Agen se soumit. Au retour, trois semaines de siège encore pour s'emparer de Moissac. Occupant Castelsarrasin, Montech, Verdun, Montfort contourna Toulouse pour foncer sur le comté de Foix : Auterive, Saverdun, Pamiers ... Puis il gagna Muret ; il en repartit pour aller soumettre Saint-Gaudens et ravager le Couserans, tandis qu'un de ses lieutenants, s'emparant de Samatan et de L'Isle-Jourdain, isolait Toulouse par l'ouest. Quand, en décembre, Simon se retrouva à Pamiers, son plan avait réussi. Tous les domaines de Raymond VI étaient conquis (sauf Montauban et Toulouse). Alors, agissant comme s'il était déjà comte en titre, Simon promulgua les Statuts de la terre conquise, véritable code de lois coloniales assurant la mainmise de la noblesse française sur tout le pays et y restaurant, cela va de soi, la pleine autorité de l'Eglise catholique. Un mois plus tard, le roi d'Aragon arrivait à Toulouse ...

 

 

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LA BATAILLE DE MURET :

 

A la longue guerre que Toulouse et Barcelone s'étaient livrée tout au long du XII° siècle, avait succédé, avec les avènements, presque contemporains, de Raymond VI et de Pierre II, une politique de paix et d'entente cordiale. Les deux hommes avaient signé à Millau, en 1204, un traité d'alliance défensive. Le comte avait prêté au roi une somme considérable pour qu'il put aller se faire couronner à Rome. Et le roi avait donné ses deux sueurs en mariage, l'une à Raymond VI, l'autre à son fils le futur Raymond VII. Les événements du Languedoc le laissaient d'autant moins indifférent qu'il était suzerain de vastes domaines situés au nord des Pyrénées: le Béarn, la Bigorre, le Comminges, le comté de Foix, le Roussillon, Montpellier, la vicomté de Trencavel, le Gévaudan, le comté de Provence ... Mais sa position était très inconfortable. Il avait grande réputation de catholicité (il avait même promulgué un édit contre les hérétiques) et était par ailleurs le fer de lance de la reconquête chrétienne sur les Mulsumans d'Espagne. Et puis il était vassal du Saint-Siège : c'est Innocent III lui-même qui lui avait remis sa couronne et son épée ...

 

La Croisade, incontestablement, bouleversait ses projets politiques : au moment même où il attirait l'Etat toulousain dans l'orbite aragono-catalane, une chevalerie venue du nord, vassale du roi de France, en faisait la conquête, et c'est au roi de France, non à lui, qu'en vertu du droit de la Croisade elle ferait hommage de la terre conquise. Quant à l'occupation de la vicomté Trencavel, elle avait directement lésé ses droits de suzerain. On ne lui avait pas demandé son avis pour destituer son vassal Trencavel, et lui substituer un seigneur français. Aussi, lorsque, toujours en vertu du droit de la Croisade, Montfort offrit de lui faire hommage de la vicomté conquise, puisqu'il en était le suzerain légitime, il refusa. Mais pouvait-il impunément refuser un vassal que lui imposait son propre suzerain le pape ? ... Il fallut dix-huit mois de tractations pour que, pliant devant le fait accompli, il reconnut Montfort comme nouveau vicomte de Béziers-Carcassonne. Mais il ne le fit qu'à une condition : Montfort était désormais un vassal parmi les autres ; or le premier devoir du suzerain est de faire régner l'ordre et la paix sur ses Etats ; Montfort devait donc s'engager à borner là sa conquête, et à ne pas porter la guerre chez les autres vassaux ou alliés du roi. Montfort promit. C'était en janvier 1211. On a vu ce qu'il en advint.

 

Les événements ne permirent pas à Pierre II d'intervenir aussi vite que les Occitans l'auraient souhaité : il s'était engagé dans une grande offensive sur le front musulman, et ce n'est qu'à l'été 1212, au retour de sa victoire de Las Navas de Tolosa sur les Almohades, qu'il eut enfin les mains libres pour s'occuper de ce qui se passait au nord des Pyrénées. En septembre, d'ailleurs, alors que les croisés se rapprochaient dangereusement de Toulouse au retour de leur campagne en Agenais, Raymond VI alla le voir en personne. Les deux beaux-frères élaborèrent un projet de règlement propre à arrêter la Croisade en sauvegardant à la fois, pensaient-ils, leurs intérêts, et ceux de l'Eglise. Et une ambassade partit aussitôt pour Rome afin de soumettre à Innocent III ce plan de paix. C'est au mépris de toute justice que Simon de Montfort avait attaqué des vassaux du roi sur les domaines desquels il n'y avait jamais eu d'hérétiques, comme le comte de Comminges et le vicomte de Béarn. Il doit donc rendre ces terres, mais aussi celles qu'il a enlevées aux comtes de Toulouse et de Foix, bref, rentrer chez lui, dans sa vicomté de Béziers-Carcassonne. Le roi se porte garant de l'orthodoxie de tout l'espace occitan : il prend le comté de Toulouse sous son protectorat. Mieux : Raymond VI abdique au profit de son fils Raymond le Jeune, que le roi prend en tutelle et s'engage à élever dans la foi catholique. Tout manquement à l'orthodoxie de la part du jeune comte entraînera la mise sous séquestre, par le roi, de tout le comté.

 

Très inquiet, depuis des mois, de voir la façon dont se développait l'affaire albigeoise, de voir le conflit toucher des principautés sur lesquelles ne pesait aucun soupçon d'hérésie, et parfaitement conscient qu'au sein de l'état-major religieux de la Croisade, il y avait un parti de « faucons » qui jouait le jeu de la guerre à outrance pour servir les seules ambitions politiques de Simon de Montfort, Innocent III sauta sur l'occasion d'arrêter la guerre. Il acquiesça sur toute la ligne au projet de Pierre II. Les 15 et 17 janvier 1213, il écrivit à Montfort et au légat Arnaud Amaury, leur ordonnant de mettre fin à la Croisade et de restituer immédiatement les terres injustement conquises (c'est-à-dire tout ce qui était en dehors de la vicomté de Béziers-Carcassonne) ...

 

Il se produisit alors un extraordinaire chassé-croisé de courriers et d'ambassades. Le hasard voulut que les prélats de la Croisade se trouvent réunis en concile à Lavaur : Innocent III leur avait de nouveau ordonné, et sans ménagements cette fois, d'ouvrir enfin, dans les formes légales, le procès de Raymond VI ... Pierre II, de son côté, était arrivé à Toulouse, et, très imprudemment, sans attendre la réponse du pape à son projet de paix, était allé faire part de ses intentions à l'assemblée de Lavaur. Les prélats refusèrent de négocier, et envoyèrent immédiatement, à leur tour, une ambassade à Rome, pour supplier le pape de ne pas écouter les fallacieuses propositions du roi, et de ne pas arrêter la Croisade à la veille de sa victoire définitive. L'ambassade croisa en chemin les courriers porteurs, précisément, de l'ordre d'arrêter la Croisade ...

 

Devant l'obstruction des prélats, Pierre II décida alors de mettre tout le monde devant le fait accompli. Le 27 janvier, à Toulouse, il se fit prêter serment de fidélité, non seulement par ses vassaux de Foix, Comminges et Béarn, mais par Raymond VI et son fils, ainsi que par les consuls de Toulouse. La ville et tout le comté passaient sous son protectorat, c'est à dire, en fait, sous sa suzeraineté. Pierre II se retrouvait souverain d'un immense Etat qui s'étendait désormais sans discontinuité de l'Ebre et du Béarn aux Alpes ... Un grand royaume occitano-catalan était né. Au mépris, d'ailleurs, des droits de suzeraineté que le roi de France avait sur le comté de Toulouse, ce que les croisés ne se firent pas faute de relever avec indignation.

 

Les prélats envoyèrent de nouveaux courriers à Rome pour dénoncer les manoeuvres de Pierre II. Quand, à la mi-février, leur parvinrent les bulles pontificales contenant l'ordre d'arrêter la Croisade, le tollé fut général. De Bordeaux à la Provence, tout le haut clergé fut mobilisé, tint des conciles, écrivit au pape un flot de lettres alarmées : Toulouse est une sentine où pullulent les vipères de l'hérésie ... ». D'une part, le catharisme est loin d'être abattu (et c'était vrai !). D'autre part, en prenant sous sa protection des complices d'hérésie, Raymond VI est toujours excommunié ! Pierre II se désigne lui-même comme complice de complices, et s'offre aux coups de la Croisade ... Il faut donc, pour sauver l'unité de la foi, poursuivre jusqu'à son terme la sainte entreprise.

 

Assailli de doutes, et certainement aussi sous la pression, au sein même de la Curie romaine, d'un parti extrémiste, Innocent III fit marche arrière. Le 21 mai, il révoqua les bulles de janvier, ordonna de poursuivre la Croisade, et menaça Pierre II des plus graves sanctions s'il ne se retirait pas complètement de l'affaire albigeoise.

 

Alors, fort de la caution pontificale, Simon de Montfort envoya purement et simplement son défi au roi. Celui-ci fit valoir qu'il n'exerçait rien d'autre, au nom du droit féodal. qu'un devoir de police sur ses propres Etats : Montfort n'était qu'un vassal rebelle qu'il forcerait bien à vivre en paix avec ses voisins ! Montfort répondit qu'au nom du droit canonique, il était de son devoir de chrétien d'abattre l'hérésie, et de combattre tous ceux qui aidaient ses fauteurs et complices (fût-ce son propre suzerain). C'était un dialogue de sourds. Pierre II rentra chez lui, et mobilisa les chevaleries aragonaise et catalane.

 

L'affrontement eut lieu le 12 septembre dans la plaine de Muret, non loin de Toulouse. D'un côté, une coalition formidable : les mille chevaliers du roi, plus ceux des comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix, plus l'innombrable infanterie constituée par la milice urbaine de Toulouse. De l'autre, une poignée de croisés : un millier de cavaliers, dont seulement quelque deux cent cinquante chevaliers, et très peu de piétons, cinq cents environ. Le manque d'unité dans l'état-major allié, des dissensions entre Raymond VI et la noblesse catalane sur la tactique à suivre, de graves erreurs dans la répartition des corps de troupe et la distribution des commandements, firent que les coalisés, malgré la vaillance du comte de Foix, lancé le premier dans la bataille, ne purent donner toute leur mesure face à la puissante « force de frappe » de la cavalerie lourde des Français. Le génie militaire de Simon de Montfort fit le reste. A l'annonce que Pierre II venait d'être tué dans la mêlée, la panique s'empara de la chevalerie alliée. A la déroute succéda l'effroyable massacre de la milice toulousaine.

 

La stupéfaction et le deuil, dont les poètes du temps se sont faits l'écho, s'abattirent sur le pays occitan. Tandis que les croisés chantaient victoire et louaient le Seigneur, Innocent III lui-même fut douloureusement consterné par la mort de Pierre II, un roi de trente-six ans qui était son vassal.

 

 

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LA DEPOSSESSION DE RAYMOND VI :

 

La victoire des croisés n'ouvrit pas tout de suite les portes de Toulouse à Simon de Montfort. Le pays s'agitait, et il lui fallait assurer ses arrières. Il y avait par ailleurs un certain nombre de problèmes juridiques à régler. Innocent III envoya un nouveau légat, Pierre de Bénévent, chargé de recevoir la soumission et les serments de paix des princes vaincus et des consuls de Toulouse. En 1214, après avoir quelque peu ravagé le comté de Foix, Montfort se vit contraint d'entreprendre une vaste campagne pour ramener à la raison tout le nord du pays conquis. Parti de Carcassonne à la fin mai, il chevaucha à travers le Rouergue, le Quercy, l'Agenais, poussa jusqu'en Périgord, retraversa le Quercy et le Rouergue pour s'emparer, fin novembre, de Séveracle-Château.

 

La conquête paraissant enfin achevée, les prélats de la Croisade se réunirent en concile à Montpellier, courant janvier 1215. Il leur tardait de proclamer Montfort comte de Toulouse ... Le légat remontra qu'il importait d'attendre la décision officielle du Saint-Siège, prévue pour le prochain concile oecuménique du Latran, qui se tiendrait à la fin de l'année. Alors on nomma simplement Montfort « maître unique et absolu » du pays conquis, dont la garde lui était confiée jusqu'à la décision finale.

Et Montfort envoya à Toulouse l'évêque Foulques (que les Toulousains avaient depuis longtemps chassé de leur ville) prendre possession en son nom de la résidence comtale, le Château Narbonnais. Et il attendit le concile.

 

Celui-ci s'ouvrit le 11 novembre. La sentence relative à l'affaire albigeoise fut proclamée le 30, après des débats longs et houleux. Car Innocent III avait voulu apaiser les choses et, surtout, éviter le déni de justice. Il n'eut pas gain de cause. Raymond VI fut déchu de ses titres et dépossédé de ses domaines au profit de Simon de Montfort, déclaré comte de Toulouse. Tout ce que le pape put obtenir, c'est que le marquisat de Provence fût exclu de cette dépossession, et réservé pour Raymond le Jeune, à qui l'Eglise le restituerait plus tard, « s'il s'en montrait digne ».

 

Simon fit son entrée à Toulouse dans les premiers jours de mars 1216. Le 7, il se fit prêter serment de fidélité par les représentants de la population. Le 8, il s'engagea à protéger les personnes et les biens des citoyens. Ce qui ne l'empêcha pas de supprimer le consulat élu, et de le remplacer par une assemblée tout à sa dévotion, dont il nomma lui-même les membres. Puis il prit le chemin de Paris.

 

Car il y avait encore un problème à régler. En vertu du droit de la Croisade, il lui fallait faire hommage du comté de Toulouse à son suzerain légal. Maintenant que la couronne d'Aragon était écartée de la scène le nouveau roi n'était qu'un enfant, de graves désordres agitaient la régence, et de toute façon la mainmise de Pierre II sur le comté avait été, aux yeux de la Croisade et de l'Eglise, illégale (ce suzerain ne pouvait être que le roi de France).

 

Philippe-Auguste reçut Simon de Montfort à Pont-de-l'Arche, dans le courant d'avril. Il pouvait refuser ce qui demeurait une ingérence du Saint-Siège dans les affaires du royaume. Mais évidemment il accepta. Il reconnut Montfort comme comte de Toulouse, car il restaurait ainsi sur le comté une autorité supérieure qui lui avait un moment échappé, du temps de Raymond VI. Il fit mieux : profitant de la conjoncture politique extrêmement favorable, il accepta l'hommage de Montfort pour la vicomté de Béziers-Carcassonne ... arrachant du même coup un très vaste domaine à la suzeraineté de Barcelone. Titulaire désormais d'une immense principauté qui s'étendait d'Agen au Rhône, Simon regagna ses nouveaux Etats. Ce fut pour apprendre que Raymond VI et son fils avaient débarqué en Provence, et qu'ils avaient soulevé tout le marquisat contre la Croisade.

 

 

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LA GUERRE DE LIBERATION :

 

La guerre de libération dura huit ans. Ses données sont très simples : à la légalité nouvelle née de la Croisade, les populations opposèrent le principe de légitimité. Au « seigneur postiche » qu'on leur avait imposé par la force des armes, elles opposèrent « les comtes naturels » (les mots sont dans les textes du temps). Raymond VI confia les premières opérations à son fils, tandis qu'il partit lui-même outre-Pyrénées pour y chercher de l'aide, rallier les faidits en exil, et nouer des intelligences avec ce qu'il faut bien appeler la « Résistance » toulousaine (on connaît les noms de ses chefs, Raymond Béringuier et l'ancien consul Hugues Déjean).

 

Raymond le Jeune commença par occuper Beaucaire, refoulant dans le château, et les y assiégeant, le sénéchal et la garnison qu'y avait laissés Niontfort. Ce dernier, rassemblant le gros de l'armée, arriva à bride abattue et assiégea à son tour la ville. Tous les assauts échouèrent. Au bout de deux mois et demi, il renonça  : un courrier venait de lui apprendre que, profitant de son éloignement, Toulouse s'était soulevée. Il arriva au galop, mit la ville à sac, confisqua les armes, déporta nombre d'habitants, frappa les autres de lourdes amendes. Après quoi, conscient qu'il lui fallait réduire à merci, une fois pour toutes, les voisins immédiats de Toulouse, qui demeuraient ses ennemis irréductibles, il fit en novembre et décembre un raid en Comminges et en Bigorre, assiégeant même, mais en vain, le château de Lourdes. En février et mars 1217, il tenta de réduire l'agitation du comté de Foix, mais ne put que s'emparer du château de Montgrenier. Pendant ce temps, mettant à profit son éloignement, la rébellion provençale avait fait tache d'huile, elle avait gagné Viviers, Montélimar, la vallée de la Drôme. II lui fallut repartir à l'autre bout de ses Etats.

 

Ce qui devait arriver arriva : dès qu'il fut loin , Raymond VI passa les Pyrénées, rallia à lui le comte de Comminges, et, de connivence avec les chefs de la Résistance toulousaine, entra par surprise à Toulouse le 13 septembre 1217. Accueilli en libérateur avec l'enthousiasme qu'on imagine, il restaura immédiatement le consulat et mit la ville en état de défense. Quand Montfort, prévenu, revint de Provence, il la trouva armée jusqu'aux dents. Il ne lui restait plus qu'à assiéger sa propre capitale ...

 

C'est au cours de ce siège de dix mois marqué par de vains assauts et de sanglants combats hors-les-murs (car les Toulousains n'arrêtaient pas de faire des sorties très meurtrières pour les croisés) que Simon trouva la mort le 25 juin 1218, frappé à la tête par un boulet de catapulte.

 

Son fils aîné Amaury lui succéda dans tous ses titres, et comme chef militaire de la Croisade. Vaillant, très courageux, mais inexpérimenté (il avait à peine vingt ans) et très loin, surtout, d'avoir le charisme de son père, il ne devait connaître que défaite sur défaite. Après une dernière tentative d'assaut, il leva le siège de Toulouse au début de juillet. Les Occitans passèrent aussitôt à l'offensive. Le comte de Comminges massacra les croisés qui se trouvaient sur ses domaines. Partout, peu à peu, le pays reprenait courage. Au début de 1219, Amaury dut assiéger Marmande révoltée. Ce fut en vain. Au printemps, ce fut le comte de Foix qui, à Baziège, et pour la première fois, défit la chevalerie croisée dans un combat en rase-campagne.

 

Ces revers alarmèrent le Saint Siège. Le nouveau pape Honorius III supplia Philippe-Auguste de voler au secours de la Croisade. Mais le roi était toujours aussi peu enclin à engager la couronne dans cette guerre-là. Son fils Louis, en revanche, bouillait d'impatience. Il finit par arracher au roi l'autorisation de se croiser pour quarante jours. Arrivant par le Limousin, l'armée du prince assiégea Marmande au début de juin, s'en empara, et y fit une horrible boucherie qui rappela celle de Béziers, dix ans plus tôt. Puis elle assiégea Toulouse. Au bout d'un mois et demi, il fallut décamper : les chevaliers français avaient hâte de rentrer chez eux ; eux aussi s'étaient engagés pour une « quarantaine », et non pour une guerre qui durait déjà depuis plus de trois mois ...

 

Amaury de Montfort se retrouva seul avec sa chevalerie vassale. Et l'opération peau de chagrin se poursuivit, lentement, mais inexorablement. 1220 vit la libération d'une grande partie du Lauragais, et ce fut en vain qu'Amaury assiégea Castelnaudary pour tenter de reprendre la place à Raymond VI. En février 1221, ce fut la garnison croisée de Montréal, qui, assiégée, se rendit. Au printemps, le comte de Foix libéra Limoux et Fanjeaux. En août, Raymond le Jeune rallia à lui l'Agenais. En mars 1222, il récupéra Moissac, seule place du bas Quercy qui restait encore aux mains des croisés.

 

Le pape ne cessait d'appeler Philippe-Auguste au secours de la Croisade. Mais c'était en pure perte. Amaury de Montfort eut alors une idée (à moins que ce ne fût l'Eglise qui la lui ait soufflée) : il donna tous ses domaines au roi, espérant que ce dernier, dès lors qu'il en serait le seigneur direct, viendrait bien le conquérir à son profit, quitte, peut-être, à en rétrocéder une partie à Amaury à titre de fief. Le roi refusa. Quelques jours plus tard, le 15 juin, ce fut Raymond le Jeune qui, sans doute au courant de la manoeuvre d'Amaury, tenta de la contrecarrer. Il savait bien qu'aux yeux de l'Eglise et du roi, son père s'intitulait illégalement comte de Toulouse, qu'il était dépossédé en droit, et que lui-même, à la mort de son père, ne recueillerait pas légalement son héritage. Alors il écrivit au roi de France pour lui demander de le reconnaître, lui, comme comte de Toulouse et vassal, à la place d'Amaury de Montfort, et d'intercéder auprès du Saint-Siège pour qu'il obtienne de l'Eglise son entière absolution. Philippe-Auguste refusa aussi, comme s'il voulait, décidément, laisser au seul Saint-Siège la responsabilité de l'imbroglio occitan, et du désastre qui guettait la sainte entreprise.

 

Car la guerre recommença. La mort de Raymond VI, au mois d'août, ne changea rien : Raymond VII était à la fois un fin stratège et un grand meneur d'hommes. Il continua le combat. En mars 1223, le comte de Foix libéra Mirepoix, et à l'été, alors que Philippe-Auguste à son tour se mourait, ce fut la Croisade qui entra elle-même en agonie. A la fin de l'année, avec une poignée de chevaliers qu'il n'avait plus de quoi payer ni nourrir, Amaury de Niontfort se retrouva assiégé dans Carcassonne (tout ce qu'il lui restait des immenses conquêtes de son père). Revenu de son exil catalan pour participer à la curée, Trencavel le Jeune (le fils du vaincu de 1209) s'était joint aux comtes de Toulouse et de Foix avec une armée levée dans les Corbières, le Cabardès, le Minervois.

 

Le 14 janvier 1224, Amaury capitula, et reprit le chemin de l'Ile-de-France avec ses compagnons. La Croisade était vaincue.

 

 

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LA CROISADE ROYALE :

 

Elle était vaincue au plan militaire. Au plan politique, c'était tout autre chose.

 

D'abord, le Saint-Siège n'était nullement décidé à abandonner la partie. Car il s'était passé une chose prévisible : au fur et à mesure que le pays s'était libéré des croisés, le catharisme s'était partout réinstallé ... Malgré la fondation, à Toulouse, par Saint-Dominique, de l'ordre des Frères Prêcheurs, l'hérésie avait partout retrouvé ses positions d'avant la Croisade. Le Saint-Siège était prêt à tout reprendre depuis le début.

 

Quant au nouveau roi de France, Louis VIII, il n'avait pas de la « question albigeoise » la même vision que son père. Le mari de la très dévote Blanche de Castille souhaitait très sincèrement l'extermination du catharisme. Mais surtout, mieux que son père, il percevait tous les profits que la couronne pourrait tirer de l'entreprise. Dès février 1224, répondant enfin aux appels pressants du pape, il se déclara prêt à partir en Albigeois (mais il y mit ses conditions : le Saint-Siège devait lui confirmer, à lui et à ses héritiers, l'entière et absolue possession du pays à reconquérir) ; le légat qui accompagnerait la Croisade serait l'archevêque de Bourges ; l'entreprise, enfin, serait entièrement financée par l'Eglise. C'était exorbitant. En s'arrogeant le droit de nommer lui-même le prélat qui serait le mandataire du Saint-Siège en Albigeois, et un prélat évidemment tout à sa dévotion, le roi ôtait à ce même Saint-Siège tout droit de regard sur la Croisade. Honorius III refusa.

 

Il refusa sans discussions, sans préavis. Il répondit simplement au roi, le 4 avril, qu'il révoquait la Croisade albigeoise, parce qu'il était plus urgent de s'occuper de celle de Terre-Sainte ; que d'ailleurs Raymond VII était bon catholique, et qu'il était temps que l'Eglise lui accordât son pardon ; qu'il serait bon que le roi lui-même intervînt auprès du comte pour l'engager à promettre de défendre la foi ; et que, tout en sachant qu'on ne ferait pas de Croisade en Albigeois, le roi devait continuer à en brandir la menace afin d'amener le comte à accepter la paix de l'Eglise ...

 

Tous les projets de Louis VIII s'écroulèrent d'un coup. Car alors même qu'il adressait ses conditions au pape, il avait accepté la donation qu'Amaury de Montfort venait de lui faire, de tout le pays albigeois. Et sans même attendre la réponse de Rome, il avait écrit aux consuls de Narbonne pour annoncer qu'il venait combattre les hérétiques et rattacher le pays tout entier au domaine royal.

 

En fait, la lettre d'Honorius III n'avait été qu'une ruse pour rabattre les prétentions du roi. Car de deux choses l'une : ou bien le roi tenait absolument à conquérir le pays albigeois, et, pour éviter la réconciliation de Raymond VII, qui rendrait la Croisade impossible en droit, il en passerait par les volontés du Saint Siège ; ou bien il renonçait vraiment, et il fallait bien que le Saint-Siège trouvât une solution pour régler, sans Croisade, la question albigeoise.

 

La double manoeuvre du pape réussit parfaitement. Louis VIII prit très mal la lettre du 4 avril, déclara évidemment qu'il n'interviendrait pas auprès de Raymond VII, et que désormais toute cette affaire ne le concernait plus. C'était le 5 mai. Le 3 juin, une conférence préliminaire eut lieu à Montpellier entre les mandataires du Saint-Siège, Raymond VII, Trencavel et le comte de Foix. Croyant toujours que se préparait la Croisade royale, et voulant à tout prix l'éviter, les princes occitans promirent tout ce que l'Eglise voulut. On fixa au 25 août la cérémonie de leurs serments. Informé, le roi réagit immédiatement : il fit savoir qu'il était prêt à partir en Albigeois, et il supplia l'Eglise de ne rien conclure avec Raymond VII ...

 

Les serments eurent quand même lieu. Alors qu'un courrier en emportait le texte à Rome, Louis VIII dépêchait une ambassade au Saint Siège.

 

Jusqu'au bout, l'Eglise continua de brandir sous les yeux du roi la menace de la réconciliation de Raymond VII. C'était pour elle le seul moyen de reprendre toute l'affaire en main. Raymond tomba dans le piège. II ne restait plus qu'une étape à franchir, la cérémonie officielle de son absolution, qui consacrerait la reconnaissance de sa légitimité en lui restituant ses titres et ses domaines. L'Eglise lui avait même promis qu'elle ferait annuler dans les formes la donation du pays albigeois, faite jadis à Simon de Montfort, et confirmée à son fils Amaury.

 

Un an durant, Raymond ne vit rien venir. Les choses avançaient pourtant, mais pas comme il l'espérait. En février 1125, le pape (et non le roi !) nomma un nouveau légat chargé de l'affaire albigeoise, Romain Frangipani, cardinal de Saint-Ange. Un concile général qui réunirait tous les prélats du royaume fut prévu à Bourges pour novembre. On y convoqua Raymond VII. Il s'y précipita, convaincu qu'il allait y recevoir son absolution. Il y entendit proclamer sa dépossession définitive ... Le concile n'avait été réuni que pour donner le feu vert, si l'on ose dire, à la Croisade royale.

 

A l'annonce d'une nouvelle invasion (et conduite cette fois par le roi de France !), le pays, rendu exsangue par quinze ans de guerre, fut saisi d'une sorte de terreur sacrée. Du Comminges au bas Languedoc, évêques et abbés se mobilisèrent, et véhiculèrent l'image thaumaturgique du monarque inspiré de Dieu, dont il y avait tout à redouter si l'on s'opposait à lui, et tout à espérer si on lui faisait allégeance. Aux consuls, aux féodaux (même à la noblesse cathare !) ils dictèrent d'étranges serments de soumission qui en appelaient par anticipation à l'aile bienfaisante du roi, à sa domination juste et miséricordieuse, et ils les portèrent à Paris. On vit même des seigneurs partir se jeter aux pieds de Louis VIII. Le pays albigeois était pratiquement conquis avant même que l'armée ne se mit en marche. La Croisade, dont le départ devait avoir lieu à la mi-mai 1226, n'allait être, apparemment, qu'une promenade militaire.

 

II y eut cependant une fausse note dans cet effondrement généralisé : au dernier moment, les Avignonnais reprirent leur promesse, et refusèrent de laisser passer l'armée royale. II fallut assiéger la ville, qui ne capitula qu'au bout de trois mois. En Languedoc, il n'y eut, au pire, que des escarmouches. Partout où il passait, le roi recevait de nouvelles soumissions. De Béziers, il gagna Carcassonne, puis Pamiers. La grande inconnue restait évidemment Toulouse, où Raymond VII, pas du tout décidé, lui, à se soumettre, avait organisé la résistance. Mais le siège d'Avignon avait beaucoup retardé la marche du roi. De plus, il était tombé malade. Son état, et l'approche de la mauvaise saison, lui firent juger peu prudent d'entreprendre une campagne. Il préféra rentrer, et attendre des jours meilleurs. En évitant Toulouse, il gagna Albi par Castelnaudary, Puylaurens et Lavaur, et prit la route du nord par Rodez et Espalion. Il mourut à Montpensier le 8 novembre, laissant à son cousin Humbert de Beaujeu, avec le titre de vice-roi en Albigeois, le commandement des troupes royales qui demeureraient sur place.

 

Humbert de Beaujeu, ce n'était pas le roi ! Celui-ci, le futur Saint-Louis, n'avait que douze ans, et sa mère la régente, Blanche de Castille, était trop occupée à faire face à une fronde des grands barons du royaume, pour prendre en main l'affaire albigeoise. La guerre se ralluma sur trois fronts. Dans le Razès, le comte de Foix et Trencavel rallièrent à eux Limoux, et soulevèrent le pays. Plus au nord, le château de Cabaret devint un foyer de résistance si active, qu'Humbert de Beaujeu dut l'assiéger. C'est alors que fut capturé l'évêque cathare du Carcassés, Pierre Isarn : livré à l'archevêque de Narbonne, il fut brûlé à Caunes-Minervois. Raymond VII, de son côté, était passé à l'offensive, récupérant maintes localités du Lauragais et du sud-Albigeois, dont les seigneurs se joignirent à lui avec autant d'empressement, qu'ils avaient mis de la hâte à se soumettre au roi en 1226 ... Longue guerre, confuse, et d'ailleurs assez mal connue ; Humbert de Beaujeu assiégea et prit Labécède (dont il fit empaler toute la population) mais échoua à enlever Castelsarrasin à Raymond VII.

 

A l'été 1228, puisqu'il ne pouvait rien décider par les armes, Humbert de Beaujeu mit au point une stratégie de la dévastation. Trois mois durant, avec l'aide de renforts gascons, il fit systématiquement ravager le terroir agricole de Toulouse, arrachant les vignes et les arbres fruitiers, saccageant les moissons et les potagers. Une véritable catastrophe économique s'abattit sur la ville. Le vieil évêque Foulques dut organiser des soupes populaires, pour venir en aide à tous ceux, paysans, artisans, marchands, qui se retrouvaient soudain sans ressources.

 

Ce fut le moment que choisirent Blanche de Castille et l'Eglise pour mettre fin à une guerre indécise où l'armée royale avait épuisé ses forces, et le clergé dépensé trop d'argent. Le légat fit à Raymond VII des offres de négociation. Ce dernier serait officiellement reconnu comme comte de Toulouse et vassal du roi de France.

 

 

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LE TRAITE DE PARIS :

 

Prêt à tout pour sauver sa couronne, Raymond VII accepta, d'autant qu'il était maintenant poussé à conclure la paix par la population de Toulouse, toutes classes confondues, roturiers affamés et riches menacés de ruine. En janvier 1229 il se rendit à Meaux avec toute sa cour, et il souscrivit à un projet de traité qui, au prix de conditions très dures, lui laissait à peu près la moitié de ses Etats. Le 12 avril, à Paris, il signa le traité définitif. Il conservait le Toulousain, l'Agenais, le Rouergue et le Quercy. Mais la couronne avait fait amender les autres clauses à son seul profit. Raymond devrait payer des dommages de guerre exorbitants, assortis d'amendes énormes réclamées par l'Eglise. Son comté serait démilitarisé : trente et un châteaux et villes fortifiées seront démantelés ; neuf autres seront occupés pendant dix ans par des garnisons royales et ce, aux frais du comte. Ce dernier s'engage évidemment à prendre toutes mesures nécessaires pour lutter efficacement contre l'hérésie : la Couronne et l'Eglise exerceront d'ailleurs en ce domaine un contrôle très strict. Et pour promouvoir la foi catholique, l'Eglise ouvre à Toulouse une Université, avec quatorze professeurs, dont les salaires seront à la charge du comte.

 

Ses Etats amputés de moitié, et livrés à l'occupation militaire, ses finances saignées à blanc pour lui ôter toute possibilité de réarmement : Raymond VII payait assurément très cher la reconnaissance de sa légitimité. En fait, ce sont d'autres conditions du traité, les clauses successorales, qui devaient décider du destin politique du comté de Toulouse.

 

Raymond VII n'avait qu'un enfant, et c'était une fille, Jeanne. Le traité de Paris la déclare seule héritière du comté, même si Raymond, par la suite, a des enfants mâles. Et on la fiance d'ores et déjà à un frère de Saint-Louis. Ce sera Alphonse de Poitiers. A la mort de Raymond VII, Alphonse sera comte de Toulouse. S'il meurt lui-même sans avoir eu d'enfants de Jeanne, le comté sera annexé au domaine royal, et directement administré par des officiers de la Couronne.

 

Pendant les vingt années qui lui restaient à vivre, Raymond VII fit tout pour déjouer ces clauses draconiennes, et donner à son comté une dynastie occitane. Il tenta de se remarier, espérant que la naissance d'un fils ferait triompher la tradition et rendrait caduc un Traité qu'on lui avait finalement arraché par la force car au printemps 1229, il était resté en otage au Louvre, jusqu'à ce que la petite Jeanne de Toulouse fût remise à la Couronne de France.

 

Politiquement, militairement, Raymond VII tentera l'impossible aussi, pour retrouver sa totale indépendance, allant jusqu'à fomenter contre Saint-Louis, en 1242, une immense coalition qui englobera l'Angleterre et l'Aragon. Sur tous les plans, il échouera.

 

Il mourut en 1249, à Millau. De Toulouse à Agen, son corps descendit la Garonne, entre deux berges couvertes de populations en larmes. Il fut inhumé à l'abbaye de Fontevrault.

 

Alphonse de Poitiers devint comte de Toulouse. Il administra sagement ses nouveaux Etats, s'employant à faire rendre justice à tous ceux que la Croisade, la conquête, l'occupation, avaient lésés et spoliés. Jeanne et lui moururent tous deux sans postérité, en 1271. Et Toulouse devint définitivement française, capitale, désormais, d'une simple province, où la langue des faidits et des troubadours demeure, sept siècles après (et malgré tous les efforts du centralisme pour la réduire à un « patois » populaire comme le témoignage le plus tangible de la vieille identité du pays d'Oc). Car on parle encore dans nos campagnes comme le poète de la « Chanson de la Croisade ». Pardon ! de la « Cansou de la Crouzado ... ».

 

Texte complet et photos de l'ouvrage : "La Croisade albigeoise", de Michel Roquebert  (Editions Loubatières / Editions Milan-Presse)

 

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La carte de la Croisade Albigeoise :) Les états lors de la Croisade Albigeoise :)
Les états lors de la Croisade Albigeoise :) La Croisade Albigeoise à Foix :)
La Croisade Albigeoise :) La Croisade Albigeoise à Carcassonne :)
La Croisade Albigeoise à Bram :) La Croisade Albigeoise à Biron :)
La Croisade Albigeoise à Lastours :) La Croisade Albigeoise à Minerve :)
La Croisade Albigeoise à Najac :) La Croisade Albigeoise à Puivert :)