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Mai 68 a profondément ébranlé la société française. Cette incroyable libération de la parole, ce bouillonnement social inattendu ont pris des allures de révolution. En vérité, par son triple aspect (universitaire, social et politique) l'explosion de Mai a été le révélateur d'une crise de civilisation.
Mai 68 est un mouvement de contestation politique, sociale et culturelle qui a éclaté en France en mai-juin 1968. Ces événements, tour à tour qualifiés de crise, de révolte, de grève, voire de révolution, ont été révélateurs d’un malaise profond de la société et ont eu d’importantes conséquences. La crise de Mai 68 a été fondamentalement le reflet d’un problème de société qui touchait tous les grands pays industriels développés alors en pleine croissance (Trente Glorieuses). Ce n’est que tardivement qu’elle s’est greffée sur la réalité politique française, semblant emporter un régime déjà en reflux. Ce « mouvement » a comporté trois phases : la crise étudiante, la crise sociale et la crise politique.
Dans les années soixante, des signes avant-coureurs pouvaient laisser présager d’une grave crise : la propagation, chez la jeunesse étudiante et lycéenne des idéaux maoïstes (la Révolution culturelle chinoise était alors un véritable mythe) et l’impact de la lutte menée par Che Guevara auprès de cette même population. De plus, les tensions croissantes dans les établissements scolaires et universitaires, largement surchargés par l’arrivée de générations nombreuses (le baby-boom), avaient alerté certains observateurs comme Pierre Viansson-Ponté qui écrivait « La France s’ennuie » dans le Monde du 15 mars 1968.
La première phase éclate au sein des universités, aux effectifs pléthoriques. Le nombre des étudiants avait plus que doublé depuis le début de la V° République (196 000 étudiants en 1958 pour 570 000 en 1968), sans que les moyens matériels aient suivi l’évolution des effectifs. L’agitation universitaire s’amorce sur le campus neuf et impersonnel de la faculté de Nanterre, créée pour désengorger la vieille Sorbonne. Daniel Cohn-Bendit, étudiant en sociologie et militant anarchiste révolutionnaire, est l’instigateur du « Mouvement du 22 mars ». Il occupe, avec 142 de ses camarades, la salle du conseil de la faculté de lettres de Nanterre, à la suite de l’arrestation de militants du comité Viêt-Nam international. Ce début d’agitation galvanise différents mouvements « gauchistes » aux ramifications internationales. Les déprédations de locaux incitent les autorités académiques à fermer la faculté le 2 mai 1968. Des meetings se tiennent alors à la Sorbonne qui est fermée par la police dès le 3 mai.
Des affrontements entre étudiants et forces de l’ordre au Quartier latin dégénèrent en émeutes. Le 10 mai, les manifestants érigent des barricades contre la police et les CRS, et l’on dénombre 400 blessés. Les étudiants reçoivent l’appui du syndicat étudiant, l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) et du Syndicat national de l’enseignement secondaire (SNES).
Un climat révolutionnaire s’instaure. Des slogans tels que « Sous les pavés, la plage » ou « Interdit d’interdire », des affichages sauvages, des graffitis revendicatifs aux tournures souvent plus poétiques que politiques fascinent une partie de l’opinion un peu lasse de la rigueur morale que représente le gaullisme au pouvoir. Toute une mythologie se constitue immédiatement autour des barricades et de « Dany le Rouge », tandis que des intellectuels comme Jean-Paul Sartre tentent d’élargir la contestation à toute la société.
Le gouvernement est pris au dépourvu ; le Premier Ministre Georges Pompidou rentre précipitamment d’un voyage en Afghanistan et apprend par un sondage de l’IFOP auprès de la population parisienne que celle-ci donne alors raison à la contestation étudiante. Il promet donc la libération de 460 manifestants arrêtés et une loi d’amnistie. Seul, le Parti communiste désavoue cette agitation « gauchiste », qu’il qualifie d’« alliée objective du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes » pour diviser les forces démocratiques. Mais déjà, le mouvement déborde la sphère universitaire et les partis et syndicats de gauche ne peuvent demeurer à l’écart, au risque de ne pouvoir bénéficier de ses inévitables retombées politiques.
C’est alors l’amorce de la deuxième phase, sociale (13-27 mai), du mouvement. La Confédération Générale du Travail (CGT), la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) et la Fédération de l’Éducation Nationale (FEN) trouvent un terrain d’entente avec les étudiants en organisant, pour la journée du 13 mai 1968, une grande manifestation contre la répression policière, assortie d’une grève générale. Durant plus de cinq heures, quelque 200 000 ouvriers, étudiants, dirigeants syndicaux et politiques (François Mitterrand, Guy Mollet, Pierre Mendès France) défilent à travers les rues de Paris.
Le 14 mai, les grèves avec occupation d’usines s’étendent en province et paralysent la vie économique du pays. La France compte 9 millions de grévistes. Le président de la République, le général de Gaulle, rentre d’un voyage officiel en Roumanie le 18 mai. Malgré son ampleur, le mouvement est dépourvu d’unité. Face aux groupes étudiants (situationnistes, anarchistes, maoïstes, trotskistes) qui appellent à la fin de la « société de consommation » née dans la croissance exceptionnelle des 30 Glorieuses, le PCF et la CGT s’en tiennent aux revendications classiques.
Le 24 mai, le général de Gaulle annonce, lors d’une allocution télévisée, un référendum sur la « rénovation universitaire, sociale et économique ». Il menace de se retirer au cas où le « non » l’emporterait, mais cette menace ne provoque aucune mobilisation de soutien. De nouvelles manifestations se déroulent à Lyon et à Paris (500 blessés).
Le 25 mai, Georges Pompidou entreprend des négociations salariales qui durent 25 heures avec les syndicats et le patronat. Les accords de Grenelle sont signés le 27 mai, mais sont mal accueillis par les militants de base qui organisent une manifestation au stade Charléty le soir même. Selon la formule de De Gaulle : « La situation était insaisissable ».
La troisième et dernière phase, politique celle-ci, dure du 27 mai au 30 juin 1968. La manifestation des syndicats et étudiants à Charléty se déroule en présence de Pierre Mendès France. Mis à part le PCF, les partis de gauche se déclarent prêts à assumer le relais du pouvoir et à former un gouvernement provisoire. Le 29 mai, de Gaulle « disparaît » de l’Élysée. Il gagne Baden-Baden en hélicoptère avec son épouse, afin de s’assurer de la discipline du commandement des troupes françaises en Allemagne. Ce départ, dont personne, pas même Georges Pompidou, ne connaît la destination, crée dans l’opinion une crainte soudaine du vide.
Le jeudi 30 mai, de Gaulle prononce une allocution uniquement radiodiffusée de quatre minutes, d’une extrême fermeté. Il y annonce la dissolution de l’Assemblée Nationale et lance un appel à l’action civique des Français pour soutenir le régime mandaté par le peuple. Une heure et demie plus tard, c’est-à-dire à 17h30, 500 000 personnes répondent à son appel en défilant sur les Champs-Élysées, scandant leur « ras-le-bol de la chienlit » (terme employé par de Gaulle) et « de Gaulle n’est pas seul, Mitterrand, c’est raté ». C’est le début du reflux pour le mouvement de mai. Grèves et occupations d’usines cessent progressivement durant le mois de juin. Les partis politiques préparent les élections prévues pour le remplacement de l’Assemblée Nationale. A court terme, le mouvement gaulliste semble renforcé. Le parti gaulliste est rebaptisé Union pour la défense de la République (UDR) et remporte la majorité des sièges aux élections législatives des 23 et 30 juin. C’est également en juin que sont définitivement signés les accords de Grenelle, au cours desquels les syndicats négocient une augmentation de 10 % des salaires, la revalorisation du SMIG, la reconnaissance du droit syndical dans l’entreprise, la réduction de la durée du travail, entre autres.
Si l’on s’en tient aux apparences, la contre-offensive du général de Gaulle a été victorieuse et a consolidé son régime. En réalité, les Français avaient sympathisé avec les mots d’ordre du mouvement de Mai 68, mais ils avaient craint les virtualités révolutionnaires qu’il contenait et avaient éprouvé de réelles difficultés quotidiennes dues au blocus de l’économie. De Gaulle, toutefois, était conscient de la nécessité d’entreprendre des réformes, tant universitaires (autonomie des universités et pluridisciplinarité des études) que sociales (augmentation du droit syndical dans l’entreprise). Ces diverses réformes ont eu pour fil conducteur le concept de participation (partage des bénéfices), soit une sorte de compromis entre le capitalisme et le communisme.
Au lendemain de la crise, de Gaulle se sépare de son Premier Ministre Georges Pompidou, remplacé par Maurice Couve de Murville : il s’agissait de placer Pompidou « en réserve de la République ». En fait, l’efficacité de celui-ci dans le traitement de la question sociale avait probablement fait craindre à de Gaulle que le dauphin, grand vainqueur des élections législatives de juin ne prenne un peu rapidement la première place. De fait, en janvier 1969, Pompidou affirmait son désir de succéder au Général. Le référendum national du 28 avril 1969 sur la régionalisation et la réforme du Sénat fut l’occasion pour tous les mécontents de se coaliser définitivement contre le Général. Le « non » l’emporta à 53,2 % des suffrages. Le général de Gaulle démissionna le lendemain.
La crise de Mai 68 portait sur le devant de la scène de multiples contradictions. Conflit de générations entre ceux qui avaient connu la Seconde Guerre mondiale, ses privations et ses sacrifices, et les enfants du baby-boom n’ayant connu que la croissance, le plein-emploi et formulant donc d’autres exigences que celles liées à l’accumulation — exigences libertaires, égalitaires, communautaires : Mai 68 fut le moment où l’idéal complexe du « pouvoir des fleurs » passa à l’offensive contre la France traditionnelle. Il y eut donc en Mai 68 un aspect de carnaval, de renversement et de subversion brutale et totale des valeurs morales, sociales et politiques. Alors que la pilule contraceptive venait d’être légalisée (1967), Mai 68 inaugura l’ère de la libération sexuelle et, pour corollaire, celle du féminisme militant contre une société austère, marquée par un christianisme rigoureux et par la soumission à la fois culturelle et juridique de la femme. Sans doute cet aspect explique-t-il les difficultés que les partis de la gauche traditionnelle, légitimés par une histoire glorieuse mais un peu lointaine déjà pour les jeunes de 1968, ont éprouvées à comprendre ce que ceux-ci demandaient exactement. Aussi les autres aspects de Mai 68 (conflit social, péripétie politique dans l’histoire de la V° République) sont-ils subordonnés à cette contradiction : l’usure de De Gaulle, les prémices de la fin des Trente Glorieuses, tout cela, mal appréhendé par les « soixante-huitards », ne permet de lire qu’une partie, sans doute la moins spectaculaire, de cet épisode de l’histoire de la France contemporaine.
Que reste t-il aujourd'hui de mai 68 ? Que reste-t-il des utopies de ceux qui croyaient que l'on pouvait changer le monde ?
"Ce moment reste le déclencheur de la mise en cause des derniers totalitarismes en Europe : franquisme ou autres dictatures de droite, stalinisme ou autres régimes poststaliniens." Il a permis la mise sur un pied d'égalité des rapports hommes / femmes, l'obtention par celles-ci de leurs droits à l'autonomie, une plus grande liberté sexuelle, le développement de l'écologie et plus de souplesse dans le système de l'éducation. D'autres succès du mouvement se retrouvent dans la culture, dans les comportements, dans le fait d'oser prendre la parole.
Sans mai 68, il est également probable que les socialistes n'auraient pas remporté les élections de 1981 avec François Mitterand, l'homme des compromissions, l'héritier ou le dépositaire des espérances de mai 68. Mais paradoxalement, les années Mitterrand n'ont-elles pas enterré définitivement le joli mois de mai ? L'actuel paysage idéologique ressemble à un champ de ruines où se mêlent confusion et affaissement médiatique sur fond de désespérance sociale. Mai 68, au bout du compte, fut un jeu de dupes avec des acteurs à contre-emploi. De Gaulle joua le (mauvais) rôle d'un homme d'ordre que la jeunesse rejetait, tandis qu'elle s'adonnait à des idolâtries et des idéologies qu'elle croyait libératrices ; elle les reconnaîtra 10 ans plus tard, comme totalitaires...
L'année 68 fut une période de défoulement, de fête, une illusion passagère pour échapper au régime stricte. Jacques Tarnero (Mai 68, La Révolution fiction) : "Initié par des intellectuels frustrés d'une Résistance mais habités par elle, Mai 68 fut d'abord une grande fête "contre". Contre l'ordre étouffant d'une société figée et patriarcale, contre un ordre des choses réduisant l'humanité de l'individu et du citoyen à une double fonction : produire et consommer. Inspirée par une certaine générosité, la jeunesse joua la fiction d'une révolution, sans deviner que celle ci allait être récupérée, digérée, transfigurée par le système qu'elle avait cru combattre. (...) Si les désillusions furent et restent grandes, Mai 68 fut la manifestation d'un formidable appétit de vivre libre. (...) 40 ans après, on mesure le chemin parcouru avec un regard à la fois amer et ironique : il reste beaucoup de plages à chercher sous les pavés."
On revendiquait la liberté d'expression : tout le monde avait le droit de prendre la paroles sans être bridé. Toutes les idées étaient donc représentées, il était donc normal qu'il y ait des contradictions. Les jeunes avaient surtout besoin de s'exprimer, de se lâcher, de se faire entendre, même si l'impact de la révolte n'a pas été aussi fort qu'ils l'espéraient. Ce fut avant tout une explosion de parole.
Les soixante-huitards sont souvent devenus des bourgeois, des intellectuels, des cadres : directeur de Libération (Serge July), hommes politiques. Ils se sont le plus souvent pliés à la société. Par exemple, Daniel Cohn-Bendit ("Dany le Rouge"), chef de file du mouvement du 22 mars, est ensuite devenu adjoint au maire de Francfort (Allemagne) et député écologiste au Parlement européen. Alain Geismar est devenu professeur dans une ENS.
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